Sans discontinuer, la pluie s’abat sur Bordeaux, formant de longues traînées d’eau qui s’écrasent contre la vitrine du 72 cours de la Somme. Il est un peu plus de 11 heures et Chris n’a servi que deux cafés. Rob, pour sa part, n’a eu pour l’instant qu’une chambre à air à changer. « Avec ce temps, il risque de ne pas y avoir grand-monde » songe-t-il. Pourtant, le samedi, c’est d’habitude la journée la plus chargée de la semaine au café Musette. Un café d’un genre nouveau où se donnent rendez-vous les amateurs d’expresso comme les aficionados de la petite reine. Car Musette, c’est le premier café-vélo de Bordeaux.

Un café-vélo ? Kézaco ?
Venu tout droit des États-Unis, ce concept s’est peu à peu implanté à travers l’Europe et essaime à présent dans les grandes villes de France. À Bordeaux, il a émergé à l’initiative d’un Anglais, Christopher Cooley, dit « Chris », 31 ans, et d’un Américain, Robert « Rob » Lawrence, 36 ans.
Un jour lassé du marketing, le premier quitte son pays natal et part s’installer à Bordeaux, où il travaille successivement comme barman dans des pubs, puis comme employé de restauration et livreur à vélo avant de suivre une formation en mécanique de bicyclette. Les deux roues lui semblent le moyen idéal d’explorer la ville. Dans l’esprit du jeune Cornouaillais germe alors l’idée d’ouvrir un café-vélo comme ceux qu’il fréquentait à Londres, où l’on servirait les pâtisseries anglaises qu’il aime préparer à ses heures perdues.

Rob, lui, est un sportif. Déjà petit, dans le Kentucky, il pratiquait la crosse et le hockey, sillonnant sa ville à vélo. Parti en Europe en 2004 pour enseigner l’Anglais, il transite par l’Italie avant de s’installer à Prague où il découvre le bike polo et s’éprend d’une étudiante française. Lorsque celle-ci rentre au bercail, elle emporte Rob avec elle. Arrivé à Bordeaux en 2010, Rob co-fonde une équipe de bike polo . Avec l’équipe de France, il remportera plus tard le championnat d’Europe. Sa relation s’achève mais pas son amour pour la « Belle Endormie ». Il reste donc en France et songe à ouvrir un café-vélo. Mais il est trop tôt et le projet n’aboutit pas. Jusqu’au jour où un ami lui présente Chris…

Les deux expatriés s’aperçoivent qu’ils ont les mêmes envies et des talents complémentaires. Pendant un an, ils travaillent ainsi d’arrache-pied à la mise en place du projet. Musette ouvre ses portes au 72 cours de la Somme en novembre 2017 en étendant peu à peu ses services ; de la réparation de vélos à la vente en passsant bien sûr par la dégustation de cafés, thés et gâteaux confectionnés maison. Depuis ce jour, cyclistes et gourmands se pressent à la boutique, en particulier le samedi.
Mais pas aujourd’hui. La pluie et le vent semblent avoir découragé les cyclistes les plus chevronnés. Seules quelques chansons de rock rythment la matinée.
Soudain, la porte s’ouvre, laissant passer deux silhouettes emmitouflées dans des impers trempés. « Vous parlez anglais ? » demande timidement l’une d’entre elles. Tandis que Rob acquiesce, tout sourire, les impers tombent.
Sous les vêtements mouillés se cachent en réalité deux Anglaises de 27 ans, pressées de se réchauffer avec un bon café. Alors, à mesure que la chaleur d’un expresso savamment préparé chasse le froid du dehors, les langues se délient, la matinée s’anime. Bientôt, le café Musette fourmille de conversations et de rires. Confortablement installées, Lizzie et Eleanor racontent leur étonnante histoire.
Ces deux Londoniennes ont entrepris le 1er janvier dernier de réaliser une drôle de résolution : se rendre à Pékin à vélo, au terme de 7 mois de périple. Les deux amies ne sont pourtant pas des pros de la bicyclette, mais partagent le goût du voyage. Anciennes guides scouts, elles se sont connues il y a 10 ans, alors qu’elles étaient volontaires pour organiser un camps d’été. Par la suite, Lizzy travaille comme guide de randonnée au Pays de Galles, dans le parc national de Brecon Beacons, et Eleanor est employée dans une compagnie pétrolière. Une profession qui la mène à travers le monde. Lorsque les deux amies se retrouvent, elles font un peu de vélo ensemble sur les routes de campagne, boivent des verres au pub et rêvent d’aventures. Mais à mesure que la trentaine approche, les deux jeunes filles, qui n’ont qu’un jour d’écart, s’inquiètent de ne toujours pas avoir mené à bien leur projet.
Deux Anglaises traversant le monde à vélo… Écoutez Lizzie raconter les origines de cette folle aventure :
D’un pub de Londres aux routes du monde, l’extraordinaire voyage d’Eleanor et Lizzie est d’abord né d’une forte amitié et d’un désir d’aventures longuement mûri…
Aussi, quand la compagnie où travaille Eleanor fait faillite, les deux anciennes girlscouts décident de profiter de cette nouvelle liberté pour concrétiser leur rêve. Les préparatifs du départ dureront un an. Et le 1er janvier 2018, les voilà parties de Londres vers Paris, Orléans, Poitiers, Blois, puis Bordeaux, pédalant infatigablement en dépit du froid, du vent et de la pluie.
La route n’est pas facile et quelques incidents techniques surviennent à mesure que les jeunes filles traversent les routes de campagne. En arrivant à Bordeaux, Lizzy a un problème de chambre à air et tente de la réparer elle-même, mais elle rate sa manoeuvre et empire le problème. « Il est temps de faire appel à un professionnel ! » pense-t-elle. Cherchant sur internet la liste des réparateurs à Bordeaux, elle découvre que l’un d’entre eux s’est spécialisé dans la vente de la marque Genesis, justement celle de son vélo et de celui d’Eleanor. L’occasion est trop belle. Les deux amies bravent la pluie et arrivent pour faire réparer leurs vélos… chez Musette.
Mécanique et Lemon Cake

Tandis qu’Eleanor et Lizzie s’attablent, Rob entame les révisions. Chambres à air, plaquettes de freins, vitesses, pédalier, il y a fort à faire. Lizzie bénéficiera même d’une petite initiation aux réparations basiques afin que les deux aventurières ne se retrouvent pas en danger sur la route. Mais en attendant de retrouver leurs bolides comme neufs, les deux amies profitent du thé bio, du café torréfié sur place, grâce à une machine italienne Faema qui permet de soupeser précisément les grains, et surtout des bons gâteaux de Chris.
Justement, Chris est en train de préparer un de ces Lemon cakes dont il a le secret. Un gâteau traditionnel anglais qu’il cuisine « comme à la maison » et qui embaume bientôt la cuisine, éveillant les papilles. Les jeunes filles le savoureront tout chaud, à peine sorti du four, avant de repartir au milieu de l’après-midi, direction La Cité du vin.
Tandis qu’elles s’éloignent en quête du soleil levant, la routine reprend son cours au café Musette. Un client doit venir récupérer son vélo à 18 heures, alors Rob s’affaire et Chris dorlote la Faema.
Musette, un état d’esprit :
Musette n’est pas un café ordinaire ; c’est aussi un état d’esprit. Ainsi, le café vient d’un torréfacteur local, chez qui Chris et Rob se rendent à vélo. Le thé, bio, est également produit par une commerçante bordelaise. On peut déguster des en-cas végétariens… Des choix qui correspondent à une volonté de s’inscrire dans une économie locale avec une philosophie écologique, comme nous l’explique Rob.
Dans la petite salle du fond, près de la porte du jardin où la terrasse attend les beaux jours, un jeune Allemand travaille sur son ordinateur en buvant un café. Dans cette ambiance calme et apaisante, on n’entend plus que le rock anglais qui accompagne Rob ; le bruit d’un dérailleur que l’on règle, celui des tasses que range Chris ; le ronronnement de la machine à café. Au lointain, le tintement de la pluie vient rappeler qu’on est bien mieux au chaud à respirer l’odeur des gâteaux.

« C’est vraiment très calme aujourd’hui », soupire Chris en servant un cappuccino. « Ce soir, on fermera tôt ».
Pour suivre Lizzie et Eleanor jusqu’en Chine, rendez-vous ici. Et pour en savoir plus sur les fabuleux gâteaux de Chris et les vélos vendus ou réparés par Rob, c’est par là !
[Tous crédits photos : ©Raphaëlle CHARGOIS]